L'homme
s'extirpe du véhicule retourné sur le toit en glissant
son corps par la vitre brisée. Il se relève avec difficulté,
en se tenant la jambe d'une main. Une profonde douleur s'élance
de sa cuisse et lui arrache un gémissement. Il gravit néanmoins
le talus et s'assoit dans l'herbe haute, de manière à
surplomber la route sinueuse. Il attend le passage d'un véhicule.
Il ne comprend pas comment il a pu se retrouver sur cette route qu'il
ne connaît pas, dont il ne soupçonnait même pas
l'existence, une route à peine esquissée entre deux
prés immenses, délimitée par une succession de
poteaux télégraphiques. Il ne se souvient de rien, comme
si toute cette histoire était née au moment où
la voiture était déjà sur le toit. En entendant
le grondement des vagues il se souvient néanmoins de la proximité
de la mer. Au loin, un immense manoir est entouré du ciel et
de la mer qui se confondent dans un gris uniforme. Il veut extraire
le paquet de cigarettes de sa poche de chemise mais à la place
il y a une gomme d'écolier rouge et bleue. Pas le moindre véhicule
à l'horizon, le seul bruit du paysage étant le roulement
sourd et continu des vagues. Il glisse la gomme entre ses lèvres,
en fixant l'endroit où le virage se dérobe à
sa vue, puis se lève et se dirige en boitant vers l'immense
manoir, se frayant un passage dans l'herbe qui lui arrive à
la hanche. Le manoir surplombe l'océan, une façade entière
semblant même être sculptée à même
la falaise. En contrebas, les vagues viennent s'écraser sur
des rochers pointus. Il contourne entièrement l'édifice
avant d'apercevoir la porte d'entrée, située en haut
d'un escalier en bois noir, et dont la rampe en fer forgé s'est
effondrée sous les attaques incessantes du vent. Tout l'édifice
semble à l'abandon. Des bris de verre éparpillés
sur le perron crissent sous ses pas. Un volet claque au-dessus de
lui, ce qui le fait sursauter. Il pousse d'une main la lourde porte
en bois, qui s'ouvre sans le moindre grincement, ce qui est contraire
à l'idée qu'il se fait d'un vieux manoir comme celui-ci.
Un long couloir sombre aux murs fleuris se déroule devant lui,
sans portes. Il s'engage dans le tunnel. Il marche un long moment
sans rencontrer le moindre obstacle, puis descend un escalier en colimaçon.
Il emprunte un autre couloir semblable au précédent,
mais dont les murs sont couverts de miroirs de différentes
tailles. Au bout du couloir, il pousse une petite porte. Le plafond
s'est à présent abaissé de quelques centimètres,
l'obligeant à se courber légèrement pour pouvoir
avancer. Il descend un autre escalier ne comportant que quelques marches.
Il surgit alors dans une immense pièce carrée qui semble
représenter l'extrémité de la demeure. Un feu
de cheminée crépite dans l'âtre. La maison n'est
donc pas abandonnée, pense-t-il. Pourtant, malgré ses
appels répétés, la demeure reste silencieuse.
Sur le long buffet, il s'étonne de la présence d'une
gomme, identique en tous points à celle qu'il tient désormais
serrée dans son poing. Après quelques hésitations,
il finit par s'asseoir dans un fauteuil près de la cheminée
creusée à même la pierre. Sa jambe le fait de
plus en plus souffrir, et il commence à dégrafer son
pantalon pour évaluer l'état de sa blessure. Une entaille
longue et profonde lui barre l'extérieur de la cuisse. Le sang
a commencé à coller au pantalon, qu'il finit par enlever
complètement. Une pluie battante se met à claquer l'unique
fenêtre de la pièce, haute et étroite, et dont
il n'aperçoit que maintenant les barreaux verticaux. La tempête
semble se lever. Il souffle sur les flammes vacillantes. Des grincements
se font maintenant entendre dans le manoir, mais sans qu'il puisse
les localiser précisément. Il pense même qu'ils
sont nés de sa peur. Dehors, le tonnerre se met à gronder
pour couvrir le bruit assourdissant des vagues qui s'écrasent
contre les rochers. Un éclair illumine la fenêtre. Il
entend des pas lents qui descendent l'escalier. Mais il n'a plus la
force de se lever, sa blessure le fait de plus en plus souffrir, et
ses paupières sont devenues lourdes. Un volet claque maintenant
à intervalles réguliers. La pluie se fait de plus en
plus forte. L'obscurité est tombée dans le manoir, mais
d'une main il parvient à atteindre l'interrupteur d'une petite
lampe de chevet, posée sur le sol. Toutes les choses semblent
disposées à sa seule intention. Les pas continuent de
descendre l'escalier sans fin. Dans sa douleur de plus en plus vive
il fixe une minuscule cacahuète coincée entre deux lattes
du parquet, apparue dans le faisceau de lumière circulaire
propagé par la petite lampe. Il ne peut plus faire le moindre
geste. Ni dire ni faire quoi que ce soit. Il veut juste s'endormir,
la tête posée sur le dossier moelleux du fauteuil, le
regard fixé sur la cacahuète. Tête transformée
en dossier ou en coussin, toute molle. Pareil pour les gestes, se
laisser entièrement envahir par cette mollesse. Refuser le
moindre geste, jusqu'à l'engourdissement. Ne plus sentir qu'une
vague brûlure des yeux derrière les paupières
closes. Dehors, le tonnerre gronde. Les pas continuent de descendre
un escalier imaginaire. Devenir le fauteuil mou dans lequel il est
enfoncé, la ceinture de sécurité lui barrant
la poitrine.