C'est comme si rien de tout
cela ne me concernait. Je m'engouffre dans les courants d'air qui
balaient l'immense parvis dallé. Je pense à cet homme
qui pousse la porte vitrée d'un immeuble comme les autres,
dont les multiples vitres reflètent les gris et blancs de la
ville. Je pense à cet homme qui sourit à la jeune standardiste
et monte au quarantième étage de cette tour grâce
à un ascenseur supersonique. Et je sais que cet homme c'est
presque moi. Il suffirait de répondre à l'une de ces
petites annonces en mentant radicalement, il suffirait de prendre
l'ascenseur et de sourire stupidement. Il suffit de dire aux autres
ce qu'ils veulent entendre. Finalement toujours la même histoire,
il s'agit toujours, dans tous nos actes, d'aller à l'encontre
de ce que l'on est vraiment. Sans doute je devrais écrire ce
livre que je ne veux pas écrire, sans doute les autres voudraient
que j'écrive ce que je ne suis pas capable d'écrire.
Mais je déambule dans cette ville immense, labyrinthique, et
je regarde les choses de l'extérieur, toujours je marche en
pensant que je ne fais pas véritablement partie du paysage
que je traverse, ce paysage qui pourtant me constitue. Toujours je
suis en train de penser que j'écris un roman dont finalement
je n'ai écrit que quelques lignes. On me demande si je continue
à écrire et je réponds oui et je dis un roman
et je souris mais intérieurement je sais que je n'écris
rien du tout, et surtout pas ce roman auquel je pense depuis de longs
mois. Non non ça ne parle de rien du tout, non l'histoire tout
ça non c'est juste quelque chose qui tente de s'extirper quoi
je ne sais pas peut-être une seule idée qu'on répète
infiniment un silence un cri. La défense est un quartier étrange,
fascinant et répulsif à la fois. J'erre parfois au milieu
des tours en verre, dans les étroits passages balayés
par un vent violent. Les nombreuses sculptures modernes ne sont pas
parvenues à s'intégrer au paysage urbain et symbolisent
à elles seules l'échec de cet urbanisme grandiose. Il
est certain que l'art est profondément enlaidi par cette tentative
de communion avec les entrailles de la ville. Le pouce de César
se brandit tout de même à mon passage, ce que je perçois
comme un encouragement. Je m'engage dans un dédale d'immeubles,
luttant contre les rafales de plus en plus fortes pour rejoindre l'une
de ces passerelles introuvables me permettant de m'extirper de ce
labyrinthe en béton.
Un peu plus tard, je pousse la porte de la librairie. On pense que
ce n'est pas un endroit comme les autres une librairie, qu'un endroit
qui contient tant de livres est forcément différent.
Tant d'histoires, tant de poésie, on se dit qu'on se sentira
un peu comme à l'intérieur de soi, qu'on sera à
l'abri, et puis on fonce tête baissée dans la gueule
du loup, toujours nous nous trompons, toujours nous sommes trompés
par autrui. Oui on pousse la porte de la librairie en pensant se dégager
du monde qui s'ouvre à partir du trottoir, mais le monde c'est
nous-même et nous ne parvenons pas à nous extirper de
cette matière indescriptible, organique. Je déambule
entre les rayons, choisis soigneusement mes livres en les glissant
sous mon bras. J'évite les grosses piles monstrueuses posées
sur les tables et fouille les coins et recoins, à l'abri de
la foule. En m'accroupissant, la douleur de mon genou se réveille,
mais je parviens néanmoins à dénicher un vieux
roman d'Henri Thomas. Je me relève et me dirige vers la caisse
en me frayant un passage au milieu de tous ces gens finalement si
peu intéressés par la littérature, finalement
si éloignés des livres qu'ils achètent pourtant,
des livres qui pour la plupart ne seront jamais lus. Je suis toujours
surpris par la faculté des gens à toujours acheter les
livres les plus stupides, à prendre un temps incroyablement
long à tourner autour des rayons pour finalement toujours choisir
le livre le plus mauvais, de préférence un livre qui
soit exactement le contraire de ce que devrait être un livre.
Mais les personnes qui achètent ces livres se fichent pas mal
que le livre en question soit lamentable ou non, je crois qu'ils souhaitent
simplement que le livre leur convienne. Souvent il ne s'agit pas de
lire, encore moins de comprendre, il s'agit simplement de pouvoir
intégrer cette lecture dans leur prochaine conversation. La
jolie rousse derrière la caisse semble intriguée par
mon choix. Elle me sourit. Il faudrait analyser ce sourire, mais je
remets cette analyse à plus tard; j'embarque mon sac aux couleurs
de la librairie et m'enfuis le plus rapidement possible. Et là,
tout à coup, alors que je pense à ces empilements de
bouquins stupides, je sais que je vais tenter de l'écrire,
ce roman.
Dans le couloir du métro, une femme indienne se fait insulter
par un adolescent, et je ne sais pas pourquoi mais cette scène
m'effraie. Comprenez-moi bien, ce n'est pas l'insulte qui m'effraie,
c'est l'ensemble de la scène, c'est cette femme aux pieds nus
qui pousse des gémissements impudiques, c'est ce jeune garçon
vif et sûr de lui, obscène, mais c'est surtout l'absurdité
de cet affrontement que je ne parviens pas à saisir. Je tourne
à droite dans un couloir désert, décoré
de bandes obliques aux couleurs criardes. La même affiche pour
une pièce de théâtre totalement indigeste est
reproduite à intervalle régulier de trois ou quatre
mètres. Au loin, j'entends le bruit de la rame, alors, mon
sac de bouquins sous le bras, je cours pour sauter dans le métro,
dont les portes se referment en claquant derrière moi.