Ecrits personnels - Tentative de roman

 

 

 

 

 

 

 

 

TENTATIVE DE ROMAN   (extrait)

par Morgan Tricault

 

C'est comme si rien de tout cela ne me concernait. Je m'engouffre dans les courants d'air qui balaient l'immense parvis dallé. Je pense à cet homme qui pousse la porte vitrée d'un immeuble comme les autres, dont les multiples vitres reflètent les gris et blancs de la ville. Je pense à cet homme qui sourit à la jeune standardiste et monte au quarantième étage de cette tour grâce à un ascenseur supersonique. Et je sais que cet homme c'est presque moi. Il suffirait de répondre à l'une de ces petites annonces en mentant radicalement, il suffirait de prendre l'ascenseur et de sourire stupidement. Il suffit de dire aux autres ce qu'ils veulent entendre. Finalement toujours la même histoire, il s'agit toujours, dans tous nos actes, d'aller à l'encontre de ce que l'on est vraiment. Sans doute je devrais écrire ce livre que je ne veux pas écrire, sans doute les autres voudraient que j'écrive ce que je ne suis pas capable d'écrire. Mais je déambule dans cette ville immense, labyrinthique, et je regarde les choses de l'extérieur, toujours je marche en pensant que je ne fais pas véritablement partie du paysage que je traverse, ce paysage qui pourtant me constitue. Toujours je suis en train de penser que j'écris un roman dont finalement je n'ai écrit que quelques lignes. On me demande si je continue à écrire et je réponds oui et je dis un roman et je souris mais intérieurement je sais que je n'écris rien du tout, et surtout pas ce roman auquel je pense depuis de longs mois. Non non ça ne parle de rien du tout, non l'histoire tout ça non c'est juste quelque chose qui tente de s'extirper quoi je ne sais pas peut-être une seule idée qu'on répète infiniment un silence un cri. La défense est un quartier étrange, fascinant et répulsif à la fois. J'erre parfois au milieu des tours en verre, dans les étroits passages balayés par un vent violent. Les nombreuses sculptures modernes ne sont pas parvenues à s'intégrer au paysage urbain et symbolisent à elles seules l'échec de cet urbanisme grandiose. Il est certain que l'art est profondément enlaidi par cette tentative de communion avec les entrailles de la ville. Le pouce de César se brandit tout de même à mon passage, ce que je perçois comme un encouragement. Je m'engage dans un dédale d'immeubles, luttant contre les rafales de plus en plus fortes pour rejoindre l'une de ces passerelles introuvables me permettant de m'extirper de ce labyrinthe en béton.
Un peu plus tard, je pousse la porte de la librairie. On pense que ce n'est pas un endroit comme les autres une librairie, qu'un endroit qui contient tant de livres est forcément différent. Tant d'histoires, tant de poésie, on se dit qu'on se sentira un peu comme à l'intérieur de soi, qu'on sera à l'abri, et puis on fonce tête baissée dans la gueule du loup, toujours nous nous trompons, toujours nous sommes trompés par autrui. Oui on pousse la porte de la librairie en pensant se dégager du monde qui s'ouvre à partir du trottoir, mais le monde c'est nous-même et nous ne parvenons pas à nous extirper de cette matière indescriptible, organique. Je déambule entre les rayons, choisis soigneusement mes livres en les glissant sous mon bras. J'évite les grosses piles monstrueuses posées sur les tables et fouille les coins et recoins, à l'abri de la foule. En m'accroupissant, la douleur de mon genou se réveille, mais je parviens néanmoins à dénicher un vieux roman d'Henri Thomas. Je me relève et me dirige vers la caisse en me frayant un passage au milieu de tous ces gens finalement si peu intéressés par la littérature, finalement si éloignés des livres qu'ils achètent pourtant, des livres qui pour la plupart ne seront jamais lus. Je suis toujours surpris par la faculté des gens à toujours acheter les livres les plus stupides, à prendre un temps incroyablement long à tourner autour des rayons pour finalement toujours choisir le livre le plus mauvais, de préférence un livre qui soit exactement le contraire de ce que devrait être un livre. Mais les personnes qui achètent ces livres se fichent pas mal que le livre en question soit lamentable ou non, je crois qu'ils souhaitent simplement que le livre leur convienne. Souvent il ne s'agit pas de lire, encore moins de comprendre, il s'agit simplement de pouvoir intégrer cette lecture dans leur prochaine conversation. La jolie rousse derrière la caisse semble intriguée par mon choix. Elle me sourit. Il faudrait analyser ce sourire, mais je remets cette analyse à plus tard; j'embarque mon sac aux couleurs de la librairie et m'enfuis le plus rapidement possible. Et là, tout à coup, alors que je pense à ces empilements de bouquins stupides, je sais que je vais tenter de l'écrire, ce roman.
Dans le couloir du métro, une femme indienne se fait insulter par un adolescent, et je ne sais pas pourquoi mais cette scène m'effraie. Comprenez-moi bien, ce n'est pas l'insulte qui m'effraie, c'est l'ensemble de la scène, c'est cette femme aux pieds nus qui pousse des gémissements impudiques, c'est ce jeune garçon vif et sûr de lui, obscène, mais c'est surtout l'absurdité de cet affrontement que je ne parviens pas à saisir. Je tourne à droite dans un couloir désert, décoré de bandes obliques aux couleurs criardes. La même affiche pour une pièce de théâtre totalement indigeste est reproduite à intervalle régulier de trois ou quatre mètres. Au loin, j'entends le bruit de la rame, alors, mon sac de bouquins sous le bras, je cours pour sauter dans le métro, dont les portes se referment en claquant derrière moi.

©2001