La
douleur ressemble à une introspection en forme de vrille, une
tentative pour aller à l'intérieur de soi-même,
à l'intérieur de ce corps rempli de nausées.
Dix-huit jours maintenant qu'il est mort, presque exactement. Elle
pense à l'élasticité du temps, elle pense que
les jours ne se valent pas entre eux, certains sont beaucoup plus
longs que d'autres, certains jours durent plusieurs jours, tandis
que d'autres n'en sont que des fractions. Certains jours n'existent
même pas. En face d'elle, un enfant tient un minuscule labyrinthe
entre ses mains, et tente de faire passer une bille en acier entre
les trous noirs qui jonchent le parcours. Un instant, elle se penche
pour suivre le trajet de la bille, puis elle regarde par la vitre
du train les bandes de lumières rouges et bleues passer à
vive allure dans la nuit, et quelques fenêtres éclairées
sur les façades des immeubles. Des personnages seuls sur les
quais de gare successifs, identiques en tous points, des lumières
globuleuses pendues au-dessus de leur tête, des lumières
rondes et blanches qui la fixent à travers la nuit. Dans le
wagon, la plupart des passagers sont cachés derrière
d'immenses journaux déployés. Elle, elle pense qu'elle
n'a pas mis de culotte, elle pense que l'homme n'est qu'un obscurcissement
de l'homme et puis elle pense à un pistolet recouvert de poils,
sans parvenir à comprendre le sens de cette image. Sur la banquette
voisine, deux touristes sont entourés d'énormes valises
noires. Quelques bribes de leur conversation lui parviennent, sans
qu'elle puisse reconnaître avec certitude les mots isolés
qui se baladent dans le wagon. Socialisme ou syndicalisme ou sophisme,
puis chien ou rien ou sien. Elle détourne la tête et
écoute le ronronnement rassurant du train, parfois entrecoupé
de petits cris aigus, plaintifs. L'enfant est toujours absorbé
par son jeu, tandis que sa mère semble s'être endormie.
Le train accélère après le passage d'une autre
gare de banlieue, renvoyant les affiches publicitaires colorées
à leur obscurité. Elle fixe successivement la fine cicatrice
blanche légèrement incurvée au creux de sa main
et, à travers la vitre sale parcourue de traces de doigts,
les rails infinis qui s'éloignent en serpentant dans la nuit.
Le conducteur du poids lourd s'était assoupi il a raté
le virage surcharge de travail n'avait pratiquement pas fermé
l'oeil de la nuit vous comprenez c'est la faute du patronat n'avait
pas le choix si le travail n'est pas fait c'est la porte vous comprenez.
Elle n'avait pas vraiment écouté toutes ces explications,
mais ce matin elles revenaient en elle, bourdonnant comme des insectes
à l'intérieur de son crâne. Les mots étaient
devenus un peu moins que les mots, les choses un peu moins que les
choses. Elle aussi se sentait moins qu'elle-même. Peut-être
était-ce un de ces jours qui n'existent pas. Un de ces jours
qui ne concernent que les autres. Elle aurait voulu s'éloigner
du monde, se mettre en dehors de tout ça, et regarder le grouillement
des gens à travers une fenêtre balayée par la
pluie.
Elle pousse une mèche de cheveux derrière son oreille
et pose sa tête à l'intérieur de sa main, le coude
replié et appuyé sur sa hanche. Elle ferme les yeux.
Aubade aubépine ou aubaine, entend-elle. Crissements de pneus
un choc frontal peut-être une roue qui se détache de
l'amas de métal informe pour aller gambader dans le pré
voisin. Vous comprenez. Catapulté à travers le pare-brise
cet imbécile n'avait pas sa ceinture. Elle revoit les photographies
de l'accident étalées sur le bureau du flic, elle revoit
le camion immobilisé au milieu de la chaussée, avec
ses couleurs de jouet playmobil. Le policier lui sourit tristement,
découvrant une dent cassée obliquement. Un stylo-bille
dépasse de la poche carrée de sa chemise. Elle sent
ses doigts se recroqueviller sur eux-mêmes, elle sent tout son
corps se recroqueviller sur lui-même. Elle est devenue une sorte
de coquillage informe, incolore, comme si elle se transformait en
pensée. Un téléphone portable se met à
sonner quelque part dans le wagon. Le train fonce vers la ville, traversant
toute cette banlieue de plus en plus lumineuse. Une femme nue qui
se dandine sur une affiche réapparaît plusieurs fois,
le même sourire figé sur les lèvres. Suicide ou
insecticide. C'est à cause des cadences vous comprenez. Derrière
la vitre du wagon, l'aube semble enfin décidée à
se lever. La gare Saint-Lazare approche, comme glissant d'elle-même
vers le train immobile. Thucydide ou Euripide. Ses longs quais jonchés
de mégots de cigarettes s'étirent lascivement de part
et d'autre du train. Les deux touristes se lèvent en grommelant
quelques sons incompréhensibles, puis descendent du wagon et
s'échappent de cette histoire en courant au milieu de la foule,
leurs valises à bout de bras. Au loin, on entend encore un
mot qui danse comme ça dans le vent, courgette sucette ou allumette.