Ecrits personnels - Accident et labyrinthe 1
 

 

 

 

 

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ROMAN

ACCIDENT ET LABYRINTHE 1

par Morgan Tricault

 

La douleur ressemble à une introspection en forme de vrille, une tentative pour aller à l'intérieur de soi-même, à l'intérieur de ce corps rempli de nausées. Dix-huit jours maintenant qu'il est mort, presque exactement. Elle pense à l'élasticité du temps, elle pense que les jours ne se valent pas entre eux, certains sont beaucoup plus longs que d'autres, certains jours durent plusieurs jours, tandis que d'autres n'en sont que des fractions. Certains jours n'existent même pas. En face d'elle, un enfant tient un minuscule labyrinthe entre ses mains, et tente de faire passer une bille en acier entre les trous noirs qui jonchent le parcours. Un instant, elle se penche pour suivre le trajet de la bille, puis elle regarde par la vitre du train les bandes de lumières rouges et bleues passer à vive allure dans la nuit, et quelques fenêtres éclairées sur les façades des immeubles. Des personnages seuls sur les quais de gare successifs, identiques en tous points, des lumières globuleuses pendues au-dessus de leur tête, des lumières rondes et blanches qui la fixent à travers la nuit. Dans le wagon, la plupart des passagers sont cachés derrière d'immenses journaux déployés. Elle, elle pense qu'elle n'a pas mis de culotte, elle pense que l'homme n'est qu'un obscurcissement de l'homme et puis elle pense à un pistolet recouvert de poils, sans parvenir à comprendre le sens de cette image. Sur la banquette voisine, deux touristes sont entourés d'énormes valises noires. Quelques bribes de leur conversation lui parviennent, sans qu'elle puisse reconnaître avec certitude les mots isolés qui se baladent dans le wagon. Socialisme ou syndicalisme ou sophisme, puis chien ou rien ou sien. Elle détourne la tête et écoute le ronronnement rassurant du train, parfois entrecoupé de petits cris aigus, plaintifs. L'enfant est toujours absorbé par son jeu, tandis que sa mère semble s'être endormie. Le train accélère après le passage d'une autre gare de banlieue, renvoyant les affiches publicitaires colorées à leur obscurité. Elle fixe successivement la fine cicatrice blanche légèrement incurvée au creux de sa main et, à travers la vitre sale parcourue de traces de doigts, les rails infinis qui s'éloignent en serpentant dans la nuit. Le conducteur du poids lourd s'était assoupi il a raté le virage surcharge de travail n'avait pratiquement pas fermé l'oeil de la nuit vous comprenez c'est la faute du patronat n'avait pas le choix si le travail n'est pas fait c'est la porte vous comprenez. Elle n'avait pas vraiment écouté toutes ces explications, mais ce matin elles revenaient en elle, bourdonnant comme des insectes à l'intérieur de son crâne. Les mots étaient devenus un peu moins que les mots, les choses un peu moins que les choses. Elle aussi se sentait moins qu'elle-même. Peut-être était-ce un de ces jours qui n'existent pas. Un de ces jours qui ne concernent que les autres. Elle aurait voulu s'éloigner du monde, se mettre en dehors de tout ça, et regarder le grouillement des gens à travers une fenêtre balayée par la pluie.
Elle pousse une mèche de cheveux derrière son oreille et pose sa tête à l'intérieur de sa main, le coude replié et appuyé sur sa hanche. Elle ferme les yeux. Aubade aubépine ou aubaine, entend-elle. Crissements de pneus un choc frontal peut-être une roue qui se détache de l'amas de métal informe pour aller gambader dans le pré voisin. Vous comprenez. Catapulté à travers le pare-brise cet imbécile n'avait pas sa ceinture. Elle revoit les photographies de l'accident étalées sur le bureau du flic, elle revoit le camion immobilisé au milieu de la chaussée, avec ses couleurs de jouet playmobil. Le policier lui sourit tristement, découvrant une dent cassée obliquement. Un stylo-bille dépasse de la poche carrée de sa chemise. Elle sent ses doigts se recroqueviller sur eux-mêmes, elle sent tout son corps se recroqueviller sur lui-même. Elle est devenue une sorte de coquillage informe, incolore, comme si elle se transformait en pensée. Un téléphone portable se met à sonner quelque part dans le wagon. Le train fonce vers la ville, traversant toute cette banlieue de plus en plus lumineuse. Une femme nue qui se dandine sur une affiche réapparaît plusieurs fois, le même sourire figé sur les lèvres. Suicide ou insecticide. C'est à cause des cadences vous comprenez. Derrière la vitre du wagon, l'aube semble enfin décidée à se lever. La gare Saint-Lazare approche, comme glissant d'elle-même vers le train immobile. Thucydide ou Euripide. Ses longs quais jonchés de mégots de cigarettes s'étirent lascivement de part et d'autre du train. Les deux touristes se lèvent en grommelant quelques sons incompréhensibles, puis descendent du wagon et s'échappent de cette histoire en courant au milieu de la foule, leurs valises à bout de bras. Au loin, on entend encore un mot qui danse comme ça dans le vent, courgette sucette ou allumette.

©2001